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                                                                                                              Gentiane

 

 

— « Si t’approches, je saute ! T’as compris ? Je n’en peux plus de tes sarcasmes sur ma façon de voir la vie ! Essaie de faire un pas et on sera fixé ! Maintenant tu te casses et c’est marre ! Prends tes affaires cupidon. Tes flèches ne m’atteindront plus ! Tu as du marbre à place du cÅ“ur. J’ai pour le moment envie de vie, tu peux le comprendre ça ? Tu ne m’attirerais que des ennuis ! Â».

 

Le bougre reste scotché, à deux pas de l’encadrement de la fenêtre dans l’obscurité, il pense la deviner, observe son ombre et boit ses paroles.

 

— « Mais Je veux tout partager avec toi.

 

— Je n’ai plus la force, je ne veux plus sentir ton odeur sur mes fringues. Même le son de ta voix est insupportable ! Â».

 

J’assiste sans broncher à cette fin de non-recevoir. De ne plus rien concéder. L’amie du moment se décide enfin à extraire de son âme l’homme qui lui fait obstacle. Il avait poussé le bouchon. Des gouttes de sang coulaient le long de nos tempes respectives. J’avais cru le tuer. Il s’était relevé. Faire alliance avec un homme puissant n'est jamais sûr. Je ne pourrais jamais prendre les parts d’un être qui souille sa compagne.

Lorsque l’irrespect dicte ses règles, le chaos est programmé.

 

Revenons aux origines du trouble

 

Proche de sa place dans l’amphi, je scrute avec intérêt la minutie de son écriture. Tout était conforme à la vie qu’elle avait choisi de mener. Petit mais cossu, l’intérieur même de son appartement signalait la précision du placement des objets qui révélait son propriétaire. Son cÅ“ur s’ouvrait à la réflexion philosophique. Il n'appartient qu'à la tête de réfléchir, mais tout le corps a de la mémoire. C’était bien là son problème majeur au début de cette année 94. Le malheur de cette situation en guise d’anecdote connotait avec naïveté d’esprit ; elle pouvait prétendre à la dissimulation de ses soucis relationnels.

 

Ses petits copains rentraient dans un moule abscons. Élevée sur les préceptes d’un protestantisme fort, elle n’eut de cesse d’éloigner cette influence qui naguère se désolidarisa elle-même de l’autorité du pape. Gentiane en avait fait le vÅ“u : Ne plus permettre aux dogmes quels qu’ils soient de dicter sa conduite. Son père l’avait profondément déçu.  Un antagonisme s’était immiscé dans sa vie. Cela n’étant dû qu’au simple tiraillement perpétuel entre l’objet de son étude et la ligne directrice tracée pour l’ensemble de la fratrie.

Pour une fille aux cheveux courts, trivialité d’apparat, l’écho d’une sensualité à fleur de peau et d’une douceur maternelle intense semaient en moi le trouble. Des yeux clairs transpirant la générosité. La compassion dès fois, lorsque je n’avais que ma propre oreille à lui tendre. Un café bien chaud dans des Mugs de Keith Harring et la nuit nous appartenait. 

 

Nous arrivons aux vacances de décembre. La neige avait recouvert les toits montpelliérains d’une fine pellicule. La nouvelle vague de froid s’annonçait comme le prémisse de longues soirées dans les bouquins conseillés.

Ce soir-là, je me retrouvais enrhumé, démuni de toute énergie, croulant sous les polycopiés de la fac.

 

— « Viens à la maison, je t’ai concocté une ambiance calme et chaleureuse. Tu pourras m’aider à y voir plus clair sur les cours. Je te rendrais la pareille en te faisant réviser sur Arnavielle[1] Â».

 

Ce bougre de Prof précité nous avait inondé de documents pointus sur l’ambiguïté du nom propre et autre particularisme signifiant. Responsable du labo de praxématique, nous devions tout faire pour qu’il soit content de notre partiel. 

Une douche en perspective : En cette année de remises en questions sur un écheveau de problèmes égocentriques me concernant, il semblait que l’eau devenait mon principal ennemi. C’est Gentiane elle-même qui l’avait ressenti au sens le plus rudimentaire qui soit. Je ne concevais pas l’hygiène comme un élément prioritaire. Période qui faisait écho avec un autre que moi qui m’avait précédé et qui manquait à tous les égards à lady « savonnette Â».

 

A treize ans, tu ne meurs pas de ce que tu es malade. Tu meurs de l’ignorance sur ta condition d’être vivant. Au sortir d’un documentaire sur la prolifération et le développement bactérien, je m’engageai à ne plus permettre que ces micro-organismes se sentent chez eux sur toutes les parties de mon corps.

Dès que je touchais un objet, que je serrais une main ou que la folie de partager un repas en frôlant le membre supérieur de celui qui me passait le plat, je fonçais à la salle de bain pour nettoyer la partie ou l’intégralité souillée.

 

Cette période dura une année entière ! Si bien qu’asséché sur les moindres parcelles de ma peau, mon père m’obligea à vivre toute une semaine dans ma chambre, sans avoir la possibilité d’en sortir. Je déféquais, urinais, mangeais dans les mêmes couverts, la même assiette remplie chaque jour.

La bonhomie avec laquelle mon bourreau appliquait la solution miracle avait porté ses fruits : Plus jamais je ne me serais mis entre ces cellules vitales et mon espoir de m’en préserver.

 

Je me lavais donc pour la première fois depuis deux semaines. La voiture déambule sur le boulevard Gambetta à Montpellier. J’achète un paquet de clopes et me voilà devant son domicile. Capucine, une amie passée prendre des nouvelles était de la partie. Elle assistait à la métamorphose.

 

— « Wow ! Costard et chaussures de cuir ! Gentiane, je ne savais pas que tu avais un rendez-vous galant ? 

 

— Entre Pilou ! Ne l’écoute pas ! Tu veux un thé ? 

 

Amatrice de ces breuvages asiatiques, elle concoctait ses mélanges à base d’herbes sélectionnées chez différents fournisseurs. Mais son « plus Â», résidait dans la nature des mélanges : Thé vert à la menthe et au carcadet. Thé fruits rouges au basilic et à la sauge. Elle possédait ce don de l’hybridation gustative improvisée qui mettait à chaque fois du piment dans nos relations. Je me suis d’ailleurs laissé convaincre durant toute une nuit : Les yeux bandés, elle me faisait goutter certains breuvages artisanaux que je devais deviner.

Ce soir-là, c’était le thé au caramel conventionnel de chez Auchan. Cela m’avait étonné.

 

— Phil, j’ai besoin de travailler pour oublier ! 

 

— Attends, tu n’es pas du genre à te laisser déborder par quelque événement que ce soit. Qu’est-ce que t’as ma choupinette ? 

 

— Je dois évacuer un problème. Ça me prend la tête ! Je ne préfère pas t’en parler. C’est une lointaine histoire de cÅ“ur. Pas d’affolements ! Ce n’est ni critique, ni dangereux pour mon intégrité ! Seulement un visage du passé qui ne mérite pas que je m’y attache. Il est juste sorti plus tôt que je ne le prévoyais.

 

— Sortit d’où, de la boîte de Pandore ? 

 

— D’un endroit, d’une ribambelle d’événements qui l’ont conduit à l’isolement forcé ! Capucine l’a vu déambuler en ville et il tenait absolument à me voir. Elle n’a pas lâché mais je le connais, il est capable de tout ! Â».

 

C’était une première. Mais combien de fois est-on à la merci de ce genre d’argument fallacieux ? Combien de fois l’histoire de France ou la littérature a laissé la malignité d’un esprit féminin bouleverser les destins d’un pauvre homme obnubilé par le désir de lui plaire jusqu’à rompre ses engagements ? Camille Claudel, George Sand, Vivian Westwood, Marie-Antoinette, Dalila, ne sont-elles pas des tentatrices avides aux regards chatoyants, qui cumulent le besoin d’exister à travers la proie qu’elles ont saisi ? Tout en dépossédant leurs cavaliers aveugles de la fonction, de l’identité propre du premier jour qui les firent jadis tressaillir ?

 

Je n’étais pas le prétendant, je n’avais d’ailleurs pas la prétention d’incarner sa place de médiateur attitrée.

 

— « On se remet au boulot, c’est pas grave ! T’as apporté les cours ? On commence par le mois de janvier, au début de l’anthroponymie.

 

Les larmes séchèrent, le cœur devenait plus fort et nous énumérions à voix haute l’ensemble des points essentiels à connaître.

 

C’est à ce moment précis que Capucine eu cet instant de lucidité qui nous a alerté ; nous devisions tous trois quand elle se rendit compte qui lui manquait une partie des cours. Ils étaient dans la voiture et elle se chargea d’aller les chercher. Tombant nez à nez avec le sieur précité, elle feint de le reconnaître et referma la porte du hall tout en faisant opposition de son corps pour éviter que celui-ci ne trouve sa tâche facilitée.

Il n’avait pas eu le temps de voir le nom de « Gentiane Â» sur la boite aux lettres, si bien qu’il repartit dans l’autre sens.

Essoufflée et émotivement stimulée par tous les pores de sa peau, elle nous retraçait les faits.

 

— « C’est pas vrai !, lance Gentiane.

 

— Là je suis, fichue ! Il va me retrouver et je serai bonne pour entendre un sermon. Peut-être plus encore.

 

— L’inspecteur Derrick va se charger de tout ça ! Â».

 

C’était une de nos blagues d’amphi. Je m’essayais à copier les gestes, les paroles d’un prof en particulier qui cumulait la ressemblance et l’élocution du célèbre Horst Tappert germanique. Cela les faisait rire, mais le temps s’écoulait. Il y avait un risque que je ne m’engageais pas à prendre. J’éteignais toutes les lumières et le jeu devenait moment d’angoisse. Je ne me suis jamais senti l’âme d’un bagarreur. Je ne pouvais imaginer ce qui se passerait si le « dit personnage Â» arrivait à entrer. Comment gérer en attendant les secours ?

 

Une, cachée dans les toilettes. Gentiane sous la petite table près de la chaîne hi-fi et moi, planqué derrière la porte d’entrée, paré à toute éventualité, le balai à la main. La fenêtre restée ouverte. L’erreur fatale ! Le téléphone non loin, je mimais la lenteur du personnage aux deux cent quatre-vingt-un épisodes, qui démasquait généralement le lieu, l’heure du meurtre et l’emplacement du scélérat d’un simple coup de fil. 

Elles étaient pliées de rires ! Si bien que les voix se propagèrent jusque dans la rue. Le fin limier l’avait flairée ! On frappe à la porte, tout le monde se tût.

 

Que pouvait vouloir cet homme ? Que ressentait-il ? Il était le méchant, ce qui allait dans le sens contraire de mes convictions. M’ayant borné à ne point juger sur l’aspect ou le sentiment du premier regard, je ne le haïssais pas plus que cela. Seulement il y avait deux jeunes filles apeurées et j’étais le seul homme capable dans l’instant de pouvoir les secourir au cas où.

 

— « Gentiane ouvre, je sais que t’es là ! Écoute, je veux juste te parler. Sur le pas de la porte, ça ira mais laisse-moi te regarder Â».

 

Ses supplications m’indifférèrent. Il pouvait très bien se révéler odieux et brutal une fois la porte entrouverte.

Et puis survint le moment où, sans lui adresser le moindre signe, je défiais très certainement Gentiane. J’ouvrais ! En face de moi, je contemple un homme essoufflé, les cheveux en bataille, d’une quarantaine d’année, le regard vide et la stupéfaction collégiale.

 

— « Je pourrais savoir ce que vous lui voulez à Gentiane ? Elle n’a pas besoin de subir ce harcèlement ! Y’a-t-il matière à tout ce vacarme ! 

 

Je ne lui laisse aucun répit ! Les questions les plus diverses s’enchaînent d’elles-mêmes comme pour me conforter dans la position du médiateur. L’homme consent à me laisser parler sans sourcilier !

 

— Attends, je peux te tutoyer ? 

 

— Je ne préfère pas. Mais s’il n’y a que ça pour vous calmer ! Je vous laisse cinq minutes, sinon j’appelle les flics ! 

 

— Je comprends mais ce qu’il faut que tu saches, et ça fait partie de ma thérapie, c’est qu’il est très important que je demande pardon pour mes actes. Je prendrais bien du temps pour t’expliquer, mais il ne m’en reste presque plus. Donc, laisse ou plutôt, laissez-moi lui parler je vous prie ! Â».

 

Silence total. Au point mort de la supplication. Entre le désir d’accéder à sa requête et la volonté de ne rien céder. Il me montre un Camai provenant de sa mère et me jure qu’à l’intérieur, il y a une photo de lui et de la belle comme souvenir impérissable de leurs vacances en Espagne. Gentiane qui n’était plus très loin (juste derrière la porte afin de ne rien louper sur notre échange), me signale à voix basse qu’elle ne s’était jamais rendue sur les lieux présumés. Elle n’était même jamais allée en Espagne. Je trouvais ça louche et tente de fermer la porte. L’homme s’interpose avec le pied, puis la main, pour enfin se jeter à mon coup, tentant de m’étrangler. 1-0 pour lui !

 

J’esquive, me relève, et saisis le seul objet susceptible de lui asséner le coup de grâce. Un répertoire téléphonique en acier. Le coup part ! Dans l’obscurité la plus totale, je ne discerne pas la moindre séquelle. 1-1 Égalité !

 

— « Tu m’as niqué la tête, fils de pute ! Â», crie-t-il.

 

Là, je n'entends plus rien jusqu’à sentir un boulet de canon sur mon crâne ! A terre, je remercie Dieu d’être toujours en vie ! Et je vois Gentiane, quelques secondes plus tard, accrochée à l’encadrement de la fenêtre !

La discussion qui s’en suit reste connue. Dans l’obscurité, Gentiane avance d’un pas. Elle ne tient plus que par la force du désespoir, sur le mince câble qui officiait au titre d’étendoir. Capucine sort de la salle de bain dans un état second. À la main, le balai que j’avais délaissé tantôt lorsque l’homme me suppliait. Elle allume la lumière et là…Stupeur ! L’homme s’étonne ! Je le vois stoïque. Incapable de Bouger. Capucine est suspendue, menaçant son adversaire les bras levés et ma copine de fac bouche bée !

 

— « Arrête Capu ! C’est pas lui ! Â», Déclare Gentiane.

 

Tout doucement, Capucine baisse son arme. Elle ne reconnaît pas non plus l’être abject qu’elle avait eu le déplaisir de croiser l’après-midi même.

J’étais raide et débordé par l’émotion.

 

— « Gentiane, qu’est-ce que c’est cette merde ? C’est pas lui ? 

 

— Ben non, ce n’est pas Fabien ! Â», Crie l’intéressée. « Ce n’est pas lui c’est pas croyable Â».

 

— « Ben vous êtes qui vous ?, lui lançais-je d’un ton qui ne souffrait d’aucune ambiguïté.

 

— Je m’appelle Victor Bradet. Je suis de Perpignan. Je tente de retrouver ma copine qui s’est barrée à Montpellier avec mon meilleur pote, y’a de ça six mois. Avant-hier, je me suis enfin décidé de partir à sa recherche sur les conseils de mon psychothérapeute. Une énième tentative d’en savoir plus et de la ramener. J’ai galéré ! J’ai fait tout le bottin ! J’ai trouvé votre adresse dedans parmi quelques autres, pensant que le hasard me guiderait au cas où elle aurait pris une ligne à son nom. Le bar de la pleine lune m’a indiqué plus précisément l’endroit où vous habitiez. J’ai vu votre nom sur la boite aux lettres. Je croyais que la description physique que m’en avait fait le barman, plus le prénom et le nom qui reste peu courant dans la région, feraient l’affaire.

 

— Mais c’est complètement dingue cette histoire ! Votre femme a le même nom de jeune fille que moi ? C’est fou cette histoire ! Le Camai, ouvrez-le !, Stoïque mais sur ses gardes.

 

Et il nous montre la vague ressemblance avec sa femme qui ne laissait plus de place au doute.

 

Capucine s’interpose.

 

— Mais, pourtant, y’a un gars en bas dans sa voiture, C’est Fabien, j’en suis sûre ! 

 

Et Capucine ne mentais jamais. Je sors la tête par la fenêtre, personne !

 

— En tout cas, il s’est barré ! Heureusement en quelque sorte ! Mais je suis navré pour le bobo. Vous voulez une compresse ? Je vais vous en chercher une ! Â».

 

— « Attends Pilou ! Tu ne sais pas où elles sont ! J’y vais ! Asseyez-vous et racontez-nous votre histoire. Je vais faire du thé ! Â». Elle ferme la porte, la fenêtre et machinalement, accompagne ses moindres gestes d’une respiration forte.

 

L’ambiance redevient d’un seul coup calme et détendue, à ma grande stupéfaction.

Il nous déballa tout son récit avec une gentillesse propice à implorer l’apitoiement.

Jusqu’à huit plombes du mat, nous débordions d’enthousiasme à l’idée d’avoir peut-être entrevu, l’espace d’une dizaine de minutes, un quadruple homicide sur une hypothétique « Une Â» du Midi-libre.

 

Gentiane s’engagea à l’aider dans sa quête.

La semaine qui suivit cet événement, l’amenait à sécher les cours pour accompagner le pauvre homme, mais sans succès. Il faut dire qu’ils ne glanèrent aucune information susceptible de les mettre sur la piste. Même les photocopies du visage distribuées aux passants, collées sur les pare brises, n’apportèrent aucune satisfaction probante.

On ne le revit plus jamais. Ni même le présumé Fabien qui, sans mentir, aurait bien mérité ma fougue.

 

Quand je pense à cette aventure, je me rappelle la phrase de l’Iliade d’Homère : Â« Personne, parmi les hommes, lâche ou brave, dès qu'il a vu le jour ne peut se soustraire au destin Â». Elle l’avait créé son ambiance « calme et chaleureuse Â». Mais un peu tard !

Vive le déterminisme ! La seule preuve qui nous maintient au rang des vivants.

 

 

 

[1] Responsable de la linguistique appliquée à l’université Paul Valéry de Montpellier III.

Auteur                                Ecrivain

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